Du 17 janvier au 02 février 2019
Exposition photographique
Espace 29, Bordeaux 
ALTER EGO 
Le regard à quatre yeux 
Bernard Brisé

Toute figure humaine est une énigme où apparaît et disparaît une trace d’élévation. 
Elle n’est pas une parcelle d’humanité qui se matérialise mais un point de rupture, 
une essence qui n’en finit pas d’advenir sous nos yeux. 
Une larme est une empreinte laissée par l’infini sur la peau d’un visage.

Patrick Artoan 

L’autre n’est pas évidemment humain comme si nos yeux l’accueillaient avant même de le voir. Sa proximité est presque inconfortable ou troublante, et pourtant il est toujours également lointain. 

Entre l’autre et soi, une humanité commune affirmée n’incite à rien de plus qu’une continuelle prudence. Aucune vertu, aussi flamboyante soit-elle, ne peut susciter une communion qui n’a pas été souhaitée.

L’autre n’est pas autre parce qu’il est lui-même, mais parce qu’il est une pure altérité qui va, qui inaugure la limpidité de ces deux êtres là. 
Ces faciès se révèlent une connaissance de vivre qui vient d’avant que l’homme humain s’isole dans son savoir pour comptabiliser des certitudes.

*

Nos êtres s’interpellent et s’éblouissent dans un mystérieux langage plus attrayant que l’universelle accointance.
Un espace intime se tisse, constitué de séparation, de voisinage, et d’une transcendance qui se peuple de notre dialogue sans égal.
Quelque chose de possible entre cette personne et soi, entre l’être qu’elle suggère et l’être soi que l’on pressent au cœur de ses propres artères.
Oui, autre chose, chose de l’autre, chose entre l’autre et soi.

Une fois mis à nu, le fond de l’être se raconte : notre visage est parole de visage.

Aucune sentinelle extérieure n’évalue ou cautionne cette contiguïté, ne suborne son étrange unicité, ne décrit son histoire, ne la dit inspirée des hommes ou des dieux, ne peut l’inclure dans l’espèce qui se sculpte elle-même dans son marbre d’eau. 

*

Cette femme ne colonise pas l’endroit où elle se tient. Son nom n’est pas déférent d’un lieu-dit, telle une marquise ; elle n’est pas Madame de Quelque part.
Elle est immigrante où qu’elle se trouve, en tout lieu qu’elle illumine de sa présence, dont elle ouvre les horizons insolites.
Elle est l’étrange étrangère. 
Ni racine, ni branche, ni feuille ne la désignent ; elle est seulement le vent dans l’arbre qu’elle apprivoise.

Dégagée de tout auspice elle s’exprima ainsi en un jour de confidence :
« – Toute existence est une permanente mort et renaissance.  
Les hommes que j’ai aimés puis quittés sont comme morts à la guerre de la vie, et ils sont enterrés dans ma mémoire de veuve sans deuil. 
Mon persistant amour envers eux, quelle que soit leur existence actuelle, n’ôte rien à ce veuvage. 
J’existe par moi-même, mais je suis vivante par ce qu’ils ont modifié en moi, autant les uns que les autres, pour la quintessence ou le rebutant. 
Et je ne suis pourtant redevable envers aucun.
J’ai mûri mon être de femme en l’exaltant, et mon écot à l’égard de chaque homme est ma vie actuelle, un hommage posthume… »

*

Un coup de foudre est une rencontre aléatoire entre une louve et un asphodèle, une avalanche et le sceptre d’un empereur.
C’est parce que l’autre est tout autre que c’est aussi fulgurant.

Deux aptitudes aux antipodes se voient sans se voir, l’une devine que l’autre est là sans en être sûre. A se demander comment est-ce possible que deux êtres si insolites soient simultanément présents.
Peut-être parce que l’un est ce que l’autre pressent. 

Nous sommes compagne ou compagnon de route d’une connivence indicible, un fourmillement des sens qui annonce un frémissement inconnu, une variante de sensualité si subtile qu’elle serait germe prometteur plutôt que prévisible. Un souffle d’espérance prête à tout qui ouvrirait une voie jamais présagée – ou à peine soupçonnée.

Nous sommes aptes à corriger nos tâtonnements étirés parfois jusqu’à la discorde et dont nous sommes malgré tout – cœur broyé, esprit fourvoyé, corps éprouvé – sortis indemnes.

Lorsque nous faisons face, nous perdons notre masque. 
Franche présence du vivant, face à l’autre, nous luttons à visage découvert.

L’autre, étonnant riverain, reflet de l’invisible, portrait du secret de nous-même, ineffable magnétisme pressenti, effluve prémonitoire… Penchant qui révèle notre soif avide d’une unité possible, comme si elle était inscrite dans notre héritage charnel ; discrète annonce murmurée entre la moelle et l’os.
Tous nos capteurs en éveil parmi les foules, l’autre cherché, flairé, souhaité est toujours visageable.

*

L’un et l’autre diront, le temps venu, dans la mitoyenneté de leur engagement, une nudité de cœur et d’âme plus transparente encore que celle de leur regard, la véritable teneur de ce qu’ils ont à vivre. 
Ils revisiteront la source poétique de toute culture pour la désosser patiemment, puis la tresser de nouveau. La revigorer et lui fournir des rameaux neufs, avant même que quiconque ait dénoncé leur audace pour la consigner dans un registre de plaintes.
A un moment ou à un autre, ils divulgueront à qui pourra l’entendre, que chaque humain est tout aussi farouchement singulier qu’un ami, un pèlerin ou un prophète.

Le temps étant encore au dialogue face à face, ils en seront pour le moins conciliants annonceurs de bonne nouvelle.

Patrick Artoan – 012019

photos © Bernard Brisé
tirages Franck Munster – Lebolabo