Patrick Artoan – Majanicho, Fuerteventura 02.20
« Des milliers d’étoiles s’inclinent
jusqu’aux bords où cesse l’onde
et la mer tend son tambour de soie
vers le souffle… »
Federico Garcia Lorca
Le désert est notre dépouillement.
La part la plus épurée de nous-même, la plus dénuée de preuves, de contours, de catégories. Même notre étonnement est superflu, la contemplation est de rigueur.
Nous n’avons aucune frontière de pensée, plus de pays où nous réfugier, plus de marge au bout du champ où virer de bord afin de retourner au déjà connu si rassurant…
Le désert est un aspect de nous que nous ne pouvons contourner.
La joie de laisser filer craintes et regrets, celle du silence intérieur retrouvé, une paix dépourvue d’injonction, plus rien pour nous dire ce que nous avons à faire, comment nous comporter, si ce n’est mettre un pas devant l’autre, et que chacun soit aussi neuf que toute parcelle de désert que nos yeux voient…
Nous habitons notre désert quand nos formes figées nous épuisent.
Après une des très rares averses qui le mouillent parfois, sous le soleil revenu, le désert se pare d’une explosion de fleurs. Les graines longtemps ensevelies éclosent et tapissent le sable tel un champ chargé d’une infinie promesse…
Le désert nous rend exigeant envers nous-même.
Nous renonçons à notre adolescence et la restituons à nos jeunes années qui l’ont hissée sur leurs épaules. Nous assumons notre maturité, celle de l’irréversible conscience de notre durée, celle qui ne tolère plus de concessions, car sa jouissance exige une ampleur authentique que nos routinières gratifications empêchent de découvrir…
Le désert est aussi généreux que astreignant.
Nous ne sommes pas le fruit d’un inaccomplissement, mais le voyageur persévérant d’un advenir qui s’étire d’un horizon à un autre, d’un point d’altitude à un autre, du plus profond de notre cœur à son sommet.
D’un désert extérieur à un désert intérieur nous attendent des oasis dont nous avons besoin, plantés par nous, accumulés d’expériences les plus justes, telles les perles d’un collier resplendissant…
Le désert est une fin et un commencement.
Comme tout passage qui nous propulse d’une rive à l’autre, en lisière du temps linéaire.
Et il peut être minuscule. Quelques grains de sable autour d’un arbrisseau grand comme une sauterelle naine, avec le courage d’aimer pour toute raison d’être, pour toute grandeur de vivre…
Le ciel nocturne va si bien avec le désert.
Il en est le miroir, et nous, nous sommes les reflets des étoiles.
Et le désert tire son jour de sa nuit comme on vide un sac de jute en le retournant afin de ne rien perdre de ce qu’il retient en ses fibres, du caché nocturne si souvent bruyant, glapis de loups alarmés, froissements de comètes, galets roulés par les vagues, cris de coq enroué…
En el desierto, vamos de lucha !
Nous allons luttant sans cesse pour une vérité qui, simultanément, s’impose et nous échappe. Exigence évolutive, jamais là où on l’attend, et si pressante quelquefois …
Le désert sépare les êtres amalgamés.
Il en fait une caravane de pèlerins isolés qui, avant l’aurore, montent un à un, chacun à son rythme, vers la crête d’un volcan éteint afin de chanter un hymne face à l’Est et faire lever le soleil.
Le désert efface les destinations.
Il est à lui seul mille sentiers qui n’en sont qu’un vers le puits unique de nous-même.
Et nous voudrions le boire à sa source pour qu’il cesse de nous offenser de son aridité voulue, entretenue, exhibée…
Dans le désert, se perdre c’est se trouver.
La solitude est une étape entre notre entêtement à ignorer l’autre en ce qu’il est vraiment et notre regard clair vers son fond d’être.
Au pied de la montagne sacrée, la pierre prend la forme du mont lui-même afin que les lignes qu’elle maintient entre océan et désert voyagent parmi les êtres.
Quel que soit notre désert, nous avons plusieurs vies en une vie.
A chaque changement radical, le soleil debout, sans scrupule, sans nuance, fait fondre l’image à laquelle nous nous sommes assimilé et la réduit à un mirage évanescent qui ne nous appartient déjà plus. Nous épanouissons alors un autre aspect de nous-même, inconnu.
Et nous laissons partir les êtres qui nous quittent sans les retenir de nos larmes afin de leur garantir plus de liberté encore qu’ils n’en ont eue auprès de nous.
Tous les déserts se ressemblent.
Et pourtant chacun est unique, recèle ses trésors, ses minerais, ses gemmes à foison.
Notre corps broyé par nos négligences, l’esprit envahi par nos constructions, l’être enfoui sous ses avalanches, et, quand nous sommes prêts à les accueillir tels qu’en nous-même, terre de feu, chaleur de lumière, air strident pour décisif éveil…
Le désert ritualise la vie.
Rituel de respiration, de pas posés dans une marche lente où la conscience monte depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne à chaque enjambée. Rituel du regard qui saisit la moindre trace de vie sur la piste d’un visage, tel un chasseur, consécration de l’essentiel de soi.
Le désert est le lieu le plus sacré de nous-même.
Notre corps est un arbre qui oscille doucement. Plus ses racines sont profondes, plus il tangue avec assurance, et il devient algue dans l’air ondulant qui le berce…
Nos gestes sont étirés en enchaînements tels qu’ils semblent une chorégraphie, une honnêteté envers nous-même, un discernement de nos limites, nos peurs, nos craintes, et un épanouissement de nos talents.
Le caché révélé devenu flagrance, nous poursuivons car nous savons qu’à nous dérouler ainsi, à ressentir notre corps dans l’harmonie continue du geste et du souffle, nous lui restituons ses parts de désert royal, son sable qui devient poudre d’or pourvoyante de cœur à cœur, et tournoie parmi les choses du monde en un enivrant chant de vie quoique nous fassions…