Exposition photographique "Dans les yeux de Ken" présenté par Franck Munster à La Vitrine-Valérie Coraini. Événement accompagné de textes poétiques de Carles Diaz et Patrick Artoan.

« Chimères mendiantes sans royaume
si au lieu de vous arrêter devant les urnes
vous lisiez parfois les austères et les ivrognes
de la grande physiologie
autre serait la revendication sociale… »
Carles Diaz
(Les déferlantes nocturnes)

L’œil de Ken parcourt la ville et découvre que la rue est un pays sans frontière où niche une tribu pulvérisée d’oiseaux de passage aux ailes vulnérables.
En glanant ces photos, Ken donne naissance à une meute parmi des êtres qui se connaissent sans se côtoyer, ou sont voisins sans se connaître, peut-être sans s’être jamais vus…
L’accointance se tient dans une imperceptible lueur scintillante pour unique diapason.

*

Nous vivons.
Liberté par défaut ou conquête par sacrifice, ascèse édifiante ou dépouillement subi, déréliction briguée telle une faveur ou soumission au dépècement de corps et au découragement d’âme, par usure et lassitude ?

Nous roulons dans les replis de la vie jusqu’à ce qu’elle perde de sa saveur ineffable, l’absurde nous envahit, le désespoir insidieux se glisse dans nos veines telle une essence de pavot. 
Alors, le temps d’une épine nocturne entre la chair et la peau, nous souhaiterions cesser de vivre.
Si nous consentons à accueillir une nouvelle saison, alors la sourde révolte gronde en nos artères, la colère vibre dans notre gorge et nous n’avons plus de patience suffisante pour la tolérance ou la sérénité. Nous devons briser quelque chose, et si possible qui ait l’allure d’une muraille, d’un donjon, d’une barrière de fer ou d’un portail de verre…
Et si un printemps clément nous accompagne à mûrir jusqu’à dissoudre la fièvre de nos brûlures, alors nous élevons notre sang vers des ciels qui nous appellent, nous acceptons de rétablir la beauté, à ce qu’elle nous affranchisse.

Nous optons pour la poésie qui entraîne les chalands vers une telle mesure entre le clair et l’obscur qu’ils doivent écarquiller les paupières et accueillir des faciès éclaboussant leur candeur.

Les marcheurs des ethnies perdues sont vus par les gardiens du sanctuaire comme les plus éloignés du culte des étoiles, en marge du cercle solaire où trônent les maîtres de la matière des mondes.
Sont-ils ceux vers qui s’approche le précurseur aux mains blanches afin de leur confier la plus précieuse annonce du temps nouveau ?

Il leur dit que les choses présumées s’accomplissent sans qu’ils le sachent. Celle ou celui qui a le courage de l’héroïne ou du héros, s’avance vers la vérité sans faillir, sans se détourner de sa route et sans savoir si c’est la bonne… 

Oui, du fond de cet être-là monte une lumière qui transgresse l’opacité et dissout l’incertitude, un feu si pur qu’il défie l’arcane d’or qui peuple le jour.  
Celui-là se tourne vers les ténèbres et leur proclame que, tout en assumant sa finitude en une vaillante conscience, il ne se laissera pas empoigner par l’insolent déclin de l’existence terrestre…

Tristesse, joie, tendresse ne sont plus repère ou référence implicite, registre inventorié des frémissements humains, mais autre chose, des airs sans mot, des humeurs sans lexique, des sentis de vie sans allégeance, des glissements de cœur aux géologies en jachère…

Comment ébranler les murs entre lesquels nous insérons la fragilité de notre existence ?
En traçant avec nos ongles les bas-reliefs de notre histoire dans la texture de la brique, serpents de pierre témoins du premier temps du monde.

Notre solidarité est un artisanat personnel, un verger de survie que nous cultivons avec soin dans la terre de nos reins.
Chacun de nos matins est un destin qui s’inaugure, se retaille, et s’étire jusqu’à la ligne pourpre du crépuscule avec nos seuls visages pour augure.

L’individu, extrêmement lui-même, accède au plus pointu de sa réalité propre, au dénuement exclusif de survivre, à lui seul symbole de toute sympathie proclamée, oriflamme, icône, blason dépouillé jusqu’au vibré de l’essentiel, reflet de lumière à fond d’oeil. 

Labrets, barells ou anneaux annoncent au tanné de la peau lequel parmi nous est devenu adulte par rituel admis. Qui a été sacré roi des vendeurs de haillons. Qui s’enorgueillit d’être esclave assumant sa servitude d’appartenir, et désagrège ainsi à jamais toute solitude ; il est alors si distinct de ses maîtres qu’ils en viennent à l’envier.

Des messages à l’encre de poulpe s’incrustent dans le corps qui s’use, et gardent dans l’épaisseur du pigment, la vie à l’encontre du temps. 

Fidélité têtue, signe de connaissance, identité symbolisée, image d’âme mise à jour et soutenue, qui façonnent l’indicible paradoxe de se dire libre car liés.

Résistance effrontée, les riverains se dépouillent de leur apparence superflue puis, sans papier, sans abri, sans illusion et sans vergogne, se tiennent debout devant ceux qui possèdent les clés du temple et du grenier à blé pour leur dire : Cela suffit, votre temps est révolu, vous avez outrepassé vos prérogatives. Désormais vous rendez la terre à la terre et la vie à la vie. Vous avez assez noirci le ciel du jour jusqu’à couvrir de suie la figure de l’espérance aux yeux limpides. Vous avez assez blanchi le ciel de nuit à en effacer nos rêves pour leur substituer des marionnettes à vos effigies !…

Chacun relève la face et la donne à voir, seule glaise où l’on puisse lire parmi les ridules creusées tels des versets soustraits à toute censure.

Un cœur simple, une naïveté livrée pardessus l’épaule, comme en passant. Un sourire du bout du bec – ni plus ni moins – pour tout message de bienvenue et de bon retour. 
On ne s’attarde pas. Non que l’on ait tant à faire mais on a tant à vivre ; oui, la vie devant soi en urgence ! 
Et si des murs sont dressés sur le parcours, on trouvera toujours une venelle d’aventure pour fendre leur ombre d’une innocente clarté, et passer outre !

Les amants de tout bord, toute latitude, tout quartier de ville ont en commun la folie et l’ivresse, la violence des mots, et l’amitié des gestes à l’unisson du corps.
Aucun pour sauver l’autre de l’extrême étirement des sens, des organes ou du dire. A briser les vitraux de la moindre chapelle, faire tinter la cloche à distance ou susciter des tempêtes dans la mer des Caraïbes depuis le froissement de leur chevelure aux rives d’Europe…

Une madone au rocher tient ses bambins telle une déesse menant ses héros à leur destin aussi incertain que le sien. Elle leur chante une comptine comme on verse l’eau d’une cruche dans l’eau d’un fleuve pour ressourcer le monde.

Étonnement ou attente, signe dans le ciel ou absence de signe, l’expression est identique pour qui ne cherche pas mais trouve aussitôt en un corps récalcitrant à tout outrage.

Placide émergeant, témoin des eaux premières, l’être qui sait naître en chaque aube de ses jours, peut fixer l’aurore avec l’audace d’un forgeron d’éclair.

Si des étoiles remplacent les larmes, c’est qu’une lucidité première a trouvé place au fond de l’iris. 

Qu’on se tienne prêt à ce qu’en un moment du siècle des baladins aux mains nues inversent les pyramides pour en faire des entonnoirs de terre à usages multiples, comme, par exemple, embellir les vergers de la mémoire jusqu’à ce qu’elle livre les élixirs premiers surgis des lèvres de fées.

Et la mort, la mort sereine, la bonne vieille mort rajeunit à chaque nouvelle saison sur les traits mauves d’un ancêtre aux rétines de source souterraine.
Un oiseau sombre a fait son nid dans les paumes de l’ombre afin d’enjoindre les lumières électriques de cesser de graver des slogans féériques sur nos fronts trop petits pour nous consoler d’être nains en couronnant nos têtes et raviver notre cœur de géant intime.

Patrick Artoan – 032019

Remerciements à Franck Munster pour son talent technique, sa finesse d'imprimeur artistique et sa sensibilité de chineur hors pair.
Merci à l'accueil convivial de Valérie Coraini.

photos © Ken Wong-Youk-Hong
Tirages – Franck Munster